L’une de vos idées maîtresses est que l’enfant est une personne compétente. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Le fait que l’enfant soit une personne compétente est une découverte très importante, faite dans les années 1980, par le pédopsychiatre américain Daniel N. Stern et ses collaborateurs, alors qu’ils étudièrent les relations précoces entre une mère et son enfant. Ses découvertes correspondaient à ma propre expérience de thérapeute familial et j’ai choisi le titre Regarde… ton enfant est compétent parce que je voulais souligner le fait que les enfants ne sont pas « à moitié compétent » comme la psychologie du développement du jeune enfant nous l’avait appris jusqu’ici.
Nous avons constaté entre autres que les réactions et le comportement de l’enfant ont toujours un sens – c’est à dire qu’ils doivent être considérées comme un retour d’information valable pour les adultes ; que les enfants naissent avec la capacité d’empathie et celle d’assumer leurs propres responsabilités. Ce sont des compétences d’autant plus intéressantes chez un enfant qu’elles sont à l’extrême opposé de ce que j’avais retenu de ma propre éducation et appris en devenant père il y a 40 ans. Cela signifie qu’il y a de bonnes raisons de considérer qu’élever un enfant et l’éduquer soit un processus réciproque où les parents peuvent et doivent apprendre avec leur enfant. Quand l’enfant se familiarise avec le monde, se découvre et découvre sa famille, les parents apprennent eux à connaître leur enfant et à mieux se connaître eux-mêmes en tant qu’êtres humains. Cela veut aussi dire qu’élever des enfants n’est plus un processus à sens unique où l’adulte transmet à l’enfant quelque chose mais un processus réciproque de croissance et de développement personnel.
Finalement, les enfants sont compétents, les parents sont compétents – pourquoi ce besoin criant de tant de « conseils professionnels », de livre sur la parentalité, de manuels de parents, etc. Lorsqu’on lit vos ouvrages, une des choses qui ressort immédiatement est que vous ne tombez pas dans le piège des « méthodes » – à donner des « recettes » applicables à tous. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense qu’il y a deux explications à cela. La première est que ce nouvel élément crée en soi une vision complètement nouvelle de l’enfant et de son développement social et personnel, pour laquelle nous n’avons pas encore développé de comportement adulte type correspondant. La seconde explication est que le monde et nos sociétés ont changé considérablement en l’espace d’une génération de telle sorte que les jeunes parents sont réellement confrontés au défi de réinventer non seulement leur vie de couple mais aussi la façon d’élever leur enfant tout en respectant l’intégrité personnelle de celui-ci. Le fait que les enfants soient compétents ne signifie pourtant pas qu’ils sachent ou soient capables de tout faire. Ils ont toujours besoin d’être guidés par un adulte mais d’une manière très différente et qui respecte leur existence en tant qu’individu et leur intégrité personnelle, plutôt que de les contraindre par force ou sous la manipulation à ne devenir que des copies de leurs parents ou à s’adapter à la société telle qu’elle est.
Les enfants sont tout aussi différents les uns des autres que les adultes et l’idée qu’il puisse y avoir des techniques ou méthodes qui marchent pour tous les enfants est tout simplement périmée. Le « vivre ensemble en famille » doit à l’avenir reposer beaucoup plus sur le dialogue et nous devons aussi apprendre à considérer le comportement des enfants et des adolescents comme un retour d’information plein de sens au lieu d’un signe d’insubordination.
Ce que vous proposez aux parents est une « troisième voie » – qui n’est ni autoritaire ni permissive. Comment décririez-vous cette voie alternative et pourquoi en avons-nous besoin ?
Cela ressemble finalement beaucoup au regard qu’on porte aujourd’hui sur les relations hommes-femmes. Les femmes n’ont peut-être pas encore obtenu, ni socialement, ni politiquement, ni économiquement, le statut d’égal de l’homme, mais elles ont le droit (et l’exigent) d’être considérées en tant qu’individus autonomes et indépendants. Je suis de la génération qui, la première, s’est retrouvée face à ce défi énorme, et chaque jour nous en apprend encore un peu plus sur la question.
La notion d’équidignité telle que je l’ai définie et utilisée concernant les enfants, ne signifie pas égalité au sens politique du terme. Elle signifie que les parents (tout comme les enseignants et pédagogues) doivent considérer les émotions, réactions, pensées et rêves de l’enfant comme tout aussi importants et riches de sens pour la communauté que le sont celles des adultes, et qu’elles devraient en faire partie intégrante.
Mais les familles d’aujourd’hui n’ont-elles pas véritablement essayé de faire reposer leur « vivre ensemble » sur des principes démocratiques ? La démocratie est sensée être une valeur positive, or vous affirmez que cela ne fonctionne tout simplement pas dans le cadre des relations familiales. En quoi la démocratie au sein de la famille ne se suffit-elle pas à elle même ? N’est-elle pas une idée suffisamment bonne ?
Oui, les principes démocratiques sont aussi très importants pour la famille. Ce que j’ai dit, c’est qu’ils ne sauraient former une base de valeurs suffisante. C’est lié au fait que les adultes sont et doivent être responsables de la qualité des relations entre adultes et enfants. Les enfants ne sont eux simplement pas capables de l’être. C’est une compétence qu’ils n’ont pas.
Prenons un exemple : les parents peuvent planifier les vacances d’été avec leurs enfants et les décisions peuvent être naturellement partagées ou prises démocratiquement. Mais, le fonctionnement de la famille et le vécu de chacun pendant les vacances dépend uniquement de la qualité avec laquelle les parents gèrent ces instants de vie commune.
On peut l’exprimer encore autrement : le bien-être de chacun des membres d’une famille est beaucoup trop important pour être soumis au vote. Le processus de décision au sein des familles ne peut reposer seulement sur des opinions et attitudes. Il doit inclure une forme d’empathie réciproque et un désir d’être significatif à l’égard des autres.