Il y a vingt ans à peine, les arguments généralement avancés contre les châtiments corporels ou en leur faveur étaient soit d’ordre émotionnel soit d’ordre moral – soit les deux à la fois. Aujourd’hui, nous avons quantité de preuves – fournies essentiellement par la psychologie du développement et les neurosciences – montrant leur impact négatif sur le développement psychosocial de l’enfant. Il arrive que les résultats de ces recherches ne soient parfois pas publiés, certains pays ayant pour habitude d’exclure les informations considérées comme « ne correspondant pas » à leur propre culture ou à leur manière de penser. Je sais que ce n’est pas le cas en France où plusieurs auteurs et spécialistes se sont intéressés à la violence éducative, mais ce sont malgré tout ces mêmes arguments qui furent avancés par les éditeurs français, lesquels refusèrent pendant près de vingt ans de publier mes ouvrages.
Quelles conséquences ?
En résumant brièvement, on peut dire que les enfants qui grandissent avec les châtiments corporels ont une capacité d’apprentissage réduite jusqu’à 20%. Ils ont une faible estime d’eux-mêmes, ce qui a un impact négatif autant sur la qualité de leur vie que sur leur aptitude à établir des relations personnelles et sociales significatives et durables. Ils craignent de manière maladive l’autorité, ce qui réduit leurs performances au travail comme leur créativité, ou bien s’opposent constamment à toute forme d’autorité dans leur vie – ce si aveuglément d’ailleurs que cela ne sert en rien leur quête d’intégrité et de liberté personnelle. Ils deviennent au contraire inévitablement victimes des systèmes dans lesquels ils vivent et travaillent. En outre, ces enfants devenus adultes ont généralement de mauvaises relations avec leurs parents. La moitié d’entre eux grandissent en étant clairement conscients des conséquences négatives du style parental auquel ils étaient exposés. Ils choisissent souvent des partenaires ayant une approche non-violente envers les enfants, mais beaucoup découvrent plus tard qu’ils ont tendance à reproduire les comportements de leurs parents quand ils se sentent frustrés et impuissants – ce qui provoque de graves problèmes conjugaux. L’autre moitié se rangent inconsciemment du côté de leurs parents abusifs, affirmant même « ça ne m’a jamais fait de mal ! » Ce groupe se compose principalement d’hommes qui ont tendance à devenir violents envers leurs enfants et leur conjointe lorsque ces derniers n’obéissent pas. Dans ces deux groupes, on trouve également des hommes et des femmes qui retournent l’agressivité contre eux-mêmes et développent des comportements autodestructeurs : addictions, troubles de l’alimentation, comportements suicidaires, etc.
Il y a cependant deux sortes différentes de châtiments corporels. Les uns sont administrés par conviction et de manière conséquente. Les autres, de façon aléatoire, imprévisible et qu’on retrouve souvent dans des familles où l’un des parents (ou les deux) ne se sent (sentent) pas à la hauteur ou bien lorsque l’alcool entre en jeu. Ces derniers apparaissent souvent de manière incohérente, inconséquente, et ne sont pas liés au comportement de l’enfant mais à l’humeur changeante du parent ou de l’éducateur. Les deux sortes sont nuisibles, l’abus imprévisible est toutefois plus susceptible encore de réduire sérieusement l’aptitude de l’enfant à faire confiance aux autres et conduit à une cécité émotionnelle grave.
Bien que les conséquences des châtiments corporels soient graves et douloureuses pour les personnes concernées et leurs familles, et qu’elles soient aussi coûteuses pour la société, la question dans son ensemble est bien plus complexe qu’un simple « Est-ce nuisible pour les enfants ou peut-il y avoir une portée éducative ? »
Faire un choix
Avant que je ne m’explique, il me faut souligner que le plus important pour les parents et les adultes est qu’ils s’interrogent sur ce qu’ils veulent vraiment. L’usage ou non des violences physiques (et verbales) ne se résume pas à la seule question d’une méthode ou stratégie éducative – c’est-à-dire à s’interroger sur ce qui « marche » le mieux. Il s’agit beaucoup plus de se demander comment vous envisagez votre jeune enfant une fois adulte. Quel genre de personne et de citoyen aimeriez-vous que cet enfant devienne, par le biais de votre action éducative ?
– Si vous voulez un enfant qui, à l’âge de 3-4 ans, soit timide et obéissant, alors les punitions corporelles sont le bon choix, même si il n’y a pourtant aucune garantie de succès ;
– Si vous voulez des enfants, des élèves et des citoyens obéissants, ne causant ni souci ni problème, les châtiments corporels sont le bon choix, mais, là encore, il n’y a aucune garantie car 20% d’entre eux s’obstineront ;
– Si vous êtes à l’aise et vous sentez plus responsable encore en tant que parent lorsque vous faites usage de punitions corporelles, prenez simplement conscience du fait que vous le faites pour vous mettre en avant et renforcer votre propre image, et non pour le bien de l’enfant ;
– Si vous voulez un enfant qui vous mettra au défi de grandir et de vous épanouir personnellement, et qui jeune adulte fera preuve d’une santé psychosociale maximale, trouvez des alternatives aux châtiments corporels et soyez prêt à assumer votre responsabilité lorsque vous n’en trouvez pas ;
– Si vous souhaitez être un soutien pour votre enfant quand les enseignants, les grands-parents, cousins, voisins et autres adultes le critiquent ou critiquent votre manière d’être parent, cherchez des alternatives ;
– Si vous vous sentez plus à l’aise et même meilleure comme personne lorsque vous trouvez des alternatives non-violentes aux situations conflictuelles du quotidien, alors choisissez ces alternatives et pardonnez-vous lorsque vous n’arrivez pas à le faire.
Une claque ou une fessée est une violation de l’intégrité personnelle de l’enfant autant qu’un passage à tabac. Il y a quelques années à peine, la science a aussi confirmé le vécu et le ressenti des enfants depuis des siècles : à savoir que la violence verbale est aussi douloureuse et nuisible que la violence physique. Tout cela vaut d’ailleurs aussi pour les adultes. Les enfants ont de surcroît tendance à considérer les deux sortes d’abus un peu moins personnellement lorsque ces comportements sont typiques des adultes dans le milieu où ils grandissent.
Au-delà d’être nuisible à l’enfant, les châtiments corporels ont une influence négative sur la relation entre parents et enfants, et puisque la qualité de la relation est la « source principale » d’éducation et de développement personnel, cela ne contribue en rien à créer les meilleures conditions pour réussir. Encore une fois, les parents ont des normes différentes quant à ce qu’ils considèrent être une bonne relation à un enfant. Quand je suis moi-même devenu père, mes parents me considéraient avec effarement quant à la manière dont nous traitions notre fils. Eux n’avaient pas été violents envers moi mais croyaient beaucoup plus en la discipline et en l’obéissance que nous ne le faisions. Le regard que nous portons sur la relation que nous entretenons avec lui, aujourd’hui que notre fils a 43 ans, est qu’elle est bien moins formelle, plus égalitaire, apaisée et agréable que ne l’a jamais été la relation avec nos propres parents. Les temps changent et le temps des châtiments corporels est compté.
Nouvelles approches et difficultés associées
Comme je l’ai écrit dans plusieurs ouvrages, je suis favorable au développement d’alternatives non-violentes dans les familles comme dans les institutions. Non par sentimentalisme ou par idéologie, mais parce que cela enrichit la vie des enfants comme celle des adultes. Les enfants s’épanouissent bien mieux et la qualité des relations entre enfants et adultes s’améliore beaucoup. Ce à quoi nous nous référons ici est en fait un nouveau paradigme et non simplement une nouvelle méthode. Cela signifie que tous les parents et tous les pédagogues intéressés, aujourd’hui et demain, sont des pionniers. Les erreurs qu’ils font et feront sont en cela aussi inévitables que leurs réussites !
Quelle que soit la détermination avec laquelle nous souhaitons prendre de la distance avec l’approche de nos parents, cela reste néanmoins toujours difficile. Intellectuellement et émotionnellement parlant, la transition peut être facile, mais étant donné qu’enfant nous avons coopéré avec nos parents, nous avons tendance à associer les abus à des marques d’affection et d’amour. C’est ainsi que nous avons appris, de nos parents, comment aimer nos propres enfants. C’est aussi la source de paradoxes nombreux et douloureux quant à nos manières d’agir et de penser envers les enfants. Mais il n’y a pas de mystère : nos parents ont agi ainsi par amour pour nous. Se poser la question – cruciale – « Est-ce que cet amour a été perçu et ressenti comme tel par les enfants ? » est quelque chose de complètement nouveau. Aussi bien pour les relations entre adultes et enfants que celles entre hommes et femmes. Les parents d’aujourd’hui ont donc des possibilités de choix que leurs propres parents et grands-parents n’avaient pas, et nous savons en outre que l’amour n’est pas simplement l’émotion qu’un parent éprouve dans son cœur mais qu’elle doit se manifester réellement au travers du comportement envers l’enfant.
Doit-on punir les parents ?
Dans tous les pays, un des arguments avancés contre l’interdiction des châtiments corporels est que nous ne voulons pas mettre les parents en prison parce qu’ils maltraitent leurs enfants physiquement. Je partage complètement ce point de vue, non pas comme argument pour ne pas interdire mais parce que ça n’a pas de sens d’interdire de punir une partie de la population pour en punir une autre. Au Danemark, l’interdiction est en place depuis 20 ans. Peu d’enfants ont dénoncé leurs parents à la police et aucun de ces parents n’a été emprisonné. En 20 ans, le pourcentage d’adultes considérant les châtiments corporels comme nécessaires et éducatifs pour les enfants a chuté de 52 à 41 %. Cela peut paraître faible mais remplacer la violence par des comportements adultes plus constructifs s’est avéré être un processus lent, bien plus lent d’ailleurs que le changement d’opinion générale.
Pour les enfants qui sont physiquement punis, savoir que les adultes n’ont en fait pas le droit de le faire est un soulagement énorme. Cela leur donne la possibilité de se confier à d’autres adultes, et de faire connaître au monde extérieur à la famille ou à l’école qu’ils ont besoin d’aide et de soutien. Les meilleures formes de soutien sont les ateliers pour parents et les thérapies familiales. Offrir aux parents ce genre d’accompagnement et les motiver à l’accepter est un travail délicat qui ne peut être fait que par des professionnels ne portant aucun jugement moral ni ne se présentant comme « avocat » des enfants. L’un comme l’autre entraine une escalade de la violence et réduit l’enfant au silence.
Avant l’adolescence, très peu d’enfants cessent d’aimer leurs parents malgré le comportement que ces derniers peuvent avoir envers eux. Les châtiments corporels comme tous les autres comportements adultes portant atteinte aux limites personnelles et à la dignité de l’enfant entrainent au contraire la haine et le mépris de soi. Le nouveau paradigme nous emmène donc loin des vieux idéaux relatifs aux manières de vivre et d’aimer et nous invite à accompagner, élever et éduquer des enfants forts, en bonne santé et responsables plutôt que des enfants timides, sages et obéissants.